"Le pur hasard d'une rencontre suffit en effet à fixer notre disposition amoureuse sur une personne . Pour peu que son attente nous paraisse répondre à la nôtre, c'en est fait. C'est elle que nous aimerons.

Sans doute imaginons-nous la douceur d'être auprès d'elle, et l'intensité d'émotions d'autant plus vives qu'elles seraient plus partagées. Il nous semble alors qu'en unissant nos vies nous les aurions soustraites à la frislité de leur solitude et à la fadeur de l'ennui. Rien n'est pourtant plus improbable ni plus fantasmatique que d'attendre d'une personne la musicalité de notre vie.

Car cette personne sur la quelle se cristallisent toutes nos attentes et tous nos désirs, nous n'en connaissons généralement rien. Quel est son caractère? Quel est son tempérament? Quelles attentes sont les siennes? Quels sont véritablement ses goûts? Nous l'ignorons d'autant plus que notre imagination lui prête tous les nôtres, et qu'elle-même ne prend aucun soin de nous en détromper. Tout au contraire, rien ne l'émerveille tant que l'émerveillement qu'elle nous cause. Aussi sent-elle naître à notre égard d'autant plus d'inclination que tout ce que nous imaginons d'elle est plus éloigné de ce qu'elle est. Ce qu'elle aime en nous, c'est le regard que nous portons sur elle. Notre ravissement la ravit. Et si nous finissons par l'émouvoir, c'est parce qu'elle est émue de susciter autant d'émotion.

Comment, dans ces conditions, ne nous tromperions-nous pas? D'une part, en effet, rien ne nous plaît tant que ce que nous imaginons. D'autre part, rien ne nous plaît tant à la personne aimée que les rêves que nous formons à son sujet. Moins ils lui ressemblent, plus elle s'y reconnaît. Aussi consent-elle à écarter toutes les raisons qu'elle aurait de ne pas nous aimer, à cause du mérite que nous avons de la voir et de la connaître telle qu'il lui aurait plu de se voir et d'être reconnue. Ce qu'elle finit par aimer, c'est donc moins celui qui l'aime que la façon dont il l'aime, au point de se résigner à l'aimer pour qu'il ne se lasse pas de le faire.

Cette personne que nous aimons sans la connaître, et qui ne nous est si présente que parce que nous la recréons sans cesse en l'imaginant, un tout simple hasard en a fait l'objet de nos rêveries. Nous l'avons fortuitement inventée plutôt que nous ne l'avons choisie. Mais, son image nous est désormais si intime, si obsédante, que nous ne pouvons plus nous en détacher. Parce qu'il nous semble que nous ne pourrions pas vivre sans elle, il nous semble aussi que nous aurions manqué notre vie si nous ne l'avions rencontrée. Ainsi en venons-nous à croire nécessaire une inclination tout imaginaire et dont seul le hasard nous a fourni l'occasion."

Nicolas Grimaldi, Métamorphoses de l'amour, biblio essais, Le livre de Poche, 2012, pages 7 - 9

Disséquer l'amour

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