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Neouma
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14 février 2014

Anthologie de Tanger IV/X

"Nous parlions culture. Il me recommandait des livres, des films qu’il voyait avant moi. Je lui racontais les potins de la ville. Il aimait savoir ce qui se tramait en son absence, comme si Tanger lui appartenait.

         Ville « attachante », elle vous attache contre un eucalyptus avec de vielles cordes que des marins distraits ont oubliés sur le quai du port, elle vous poursuit comme une persécution, vous obsède comme une passion à jamais inachevée, alors on en parle, on croit que sans cette ville toute vie est maussade, on a besoin de savoir ce qui s’y passe, persuadé que rien d’essentiel n’y arrive ; Tanger, c’est comme une rencontre ambiguë, inquiète, clandestine, une histoire qui cache d’autres histoires, un aveu qui ne dit pas toute la vérité, un air de famille qui vous empoisonne l’existence dès que vous vous éloignez, et vous sentez que vous en avez besoin sans jamais réussir à dire pourquoi, c’est ça Tanger, la ville qui a vu naître notre amitié et qui porte en son flanc l’instinct de trahison, je raconte à Mamed les dernières nouvelles et je me marre parce que je sais que tout ça lui manque : Brik s’est marié avec la veuve d’Ismail. Fatima a été répudiée pour avoir trompé son mari avec une coopérante française. Le lycée Regnaut a été repeint. Le Théâtre Cervantes est toujours en ruine. Alan Ginsberg est passé voir son ami Paul Bowles ; il a fumé une pipe de kif au café Hafa ; Le Journal de Tanger  a changé de patron. Le cinéma Lux est fermé pour travaux de construction ; le Mabrouk a été démoli, on construit un immeuble à sa place. Tanger n’a plus de gouverneur depuis six mois et personne ne s’en est rendu compte ; le roi a promis de visiter Tanger mais personne n’y croit ; les immeubles dits de la menthe sont de plus en plus nombreux, ils sont inhabités et leurs propriétaires sont inconnus ; la délégation américaine a été fermée ; des émeutes sont parties de Beni Makada ; la maison de Barbara Hutton a été vendue ; Yves Vidal a donné une grande fête dans son palais de la Casbah…"

                                                                     Le dernier ami, Tahar Ben Jelloun, 2004, (pp.49, 50)

tahar

         L’objet d’échange des deux amis porte le plus souvent sur la culture : livres ou cinéma. Mais, le sujet le plus privilégié est celui qui porte sur Tanger. Objet de communication intarissable ; Tanger est évoquée quasiment dans tous ses états.

         La  personnification de la ville donne un caractère plus concret aux sentiments qu’elle suscite : « ville « attachante », elle vous attache contre un eucalyptus avec de vielles cordes que des marins distraits ont oubliés sur le quai du port, elle vous poursuit comme une persécution, vous obsède comme une passion à jamais inachevée… » La relation née entre la ville  et l’homme demeure pour ce dernier insatisfaisante. Le désir pour Tanger n’est jamais saturé. Eloigné de cette ville, Mamed éprouve le besoin de maintenir le lien avec elle par l’intermédiaire des récits de son ami. Le détail le moins signifiant prend une importance démesurée : « Le lycée Regnaut a été repeint. Le Théâtre Cervantes est toujours en ruine. Alan Ginsberg est passé voir son ami Paul Bowles ; il a fumé une pipe de kif au café Hafa… » Savoir ce qui se déroulait en son absence aide à nourrir l’illusion de la posséder : « il aimait savoir ce qui se tramait en son absence, comme si Tanger lui appartenait. »

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