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Neouma
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11 février 2014

Anthologie de Tanger I/X

"De temps en temps, Dyar fermait les yeux pour les rouvrir rapidement lorsqu’il sentait la chambre se dérober sous lui et glissait en avant. Il regardait la multitude des ombres au plafond et n’avait pas l’impression d’être par trop ivre. Mais c’était tout un travail de garder les yeux ouverts. Il entendait les voix discuter autour de lui, voix passionnées et qui, pourtant, ne parlaient de rien ; fortes et pourtant lointaines. Et tandis qu’il concentrait son attention sur un point particulier d’une ombre monumentale s’allongeant jusqu’aux confins obscurs du plafond, il eut soudain le sentiment d’être entouré par des morts, ou par les personnages d’un film réalisé depuis des années ; les personnages parlaient, il entendait leurs voix, mais les mots qu’ils disaient avaient été prononcés il y a des années. Il ne devait pas tomber dans le piège et croire qu’il était possible de communiquer avec eux. Aucun ne l’eut entendu s’il avait essayé de parler. Il tenait son verre contre sa jambe et en sentait le bord froid ; le contenu du verre avait mouillé et traversé l’étoffe du pantalon. Il se redressa d’un mouvement convulsif et but une grande gorgée. Si seulement il avait pu dire à quelqu’un : « Allons-nous en d’ici ! » Mais toutes les personnes présentes l’étaient dans un autre monde, à discuter fiévreusement de rien, approuvant ou protestant, et chacun délectait au son de ses idées traduites en mots. L’alcool, comme un rideau toujours plus épais, descendait sur son esprit et l’isolait du monde extérieur, ensevelissant aussi son corps, lequel, à l’exemple des visages autour de lui, des flammes des bougies, de la musique, devenait de plus en plus lointain et détaché. « Je les emmerde », cria soudain Dyar." 

 

                                                                                           Après toi le déluge, Paul BOWLES, Gallimard 2005 (p.149)

 

Paul Bowles

L’espace s’inscrit dans une continuité. Le palais Beidaoui n’est que le prolongement du Bar Lucifer; qui est donc un espace démoniaque. La soirée chez les Beidaoui nous dévoile des personnages archétypes de Tanger. Cet épisode du récit souligne le rapport qu’entretiennent les personnages entre eux d’un côté, et avec Tanger de l’autre côté. Ils sont vidés de consistance et réduits à une « multitude » d’ombres. Bientôt, ils sont comparés à des « morts » et à des « personnages de film ». C’est un espace où toute communication se révèle impossible. C’est aussi le lieu de la parole vide : on s’y retrouve pour parler de « rien ». Paradoxalement, cet espace de rencontre ne fait qu’élargir la distance entre les personnages : « il ne devait pas tomber dans le piège de croire qu’il était possible de communiquer avec eux (…) toutes les personnes présentes l’étaient dans un autre monde, à discuter fiévreusement de rien » . L’alcool contribue à l’isolement de Dyar de la foule : « L’alcool, comme un rideau toujours plus épais, descendait sur son esprit et l’isolait du monde extérieur, ensevelissant aussi son corps, lequel à l’exemple des visages autour de lui, des flammes des bougies, de la musique, devenait de plus en plus lointain et détaché. »

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